Une âme qui s'exprime

Et après avoir salué, le concertiste fut applaudi. Non pas par toute une foule de gens, juste par une personne. Un type à la peau pâle et aux longs cheveux noirs, aussi, sauf que dans les siens étaient accrochées quelques perles de bois décorées. Lyas, puisque c'était de lui qu'il s'agissait était adossé à l'encadrure d'une des portes, et applaudissait, avec un léger sourire aux lèvres, peut-être un brin narquois à cause du léger salut qu'avait fait le jeune homme devant son piano.

Ce qu'il faisait là à cette heure avancée de la nuit ? Il se promenait, tout simplement. Sujet à des insomnies de temps en temps, il avait pris l'habitude de se promener lors de ces soirées, histoire de ne pas les passer à se tourner et se retourner dans son lit. Bien sûr, il savait qu'il aurait dû rester dans son dortoir, mais l'envie de sortir, le besoin d'air frais était plus pressant que l'obéissance au couvre-feu. Alors il était sorti.

Il était sorti et s'était promené un moment dans le parc, puis remarqua que les lumières de la salle de musique étaient allumées, et qu'une douce musique s'en échappait. Alors, tout naturellement, il était venu voir et était resté bouche bée.

Le garçon qui jouait dégageait un charisme monstrueux, même s'il ne le voyait que de dos. Cette aisance au piano, cette presance, cette allure... C'était tout simplement presque irréel. Comment une simple personne aurait pu dégager tant de classe ? Eh bien, juste devant tes yeux, Lyas. Apprécie.

Et c'est ce qu'il fit. Il s'adossa au cadre de la porte et observa les mouvements aisés et habiles des mains sur le clavier noir et blanc, il écouta la musique qui s'échappait de l'instrument, la savourant comme seul un connaisseur pouvait apprécier une telle musique. Bon. Connaisseur, peut-être pas. Mais il jouait du piano, Lyas, et il savait que pour jouer comme ce garçon là le faisait, il fallait de l'entraînement. Beaucoup d'entraînement. Et un talent, aussi. Et celui-là, il en avait.

Assez pour scotcher Lyas le sceptique et Lyas le blasé. Assez pour qu'il reste jusqu'à la fin du mini-concert qui n'en était pas un. Et assez pour qu'il décide de manifester sa présence en applaudissant. Juste avant que ses deux mains ne se touchent, pour créer le premier clappement, il avait pris soin de masquer son air certainement envoûté par un sourire un peu sarcastique, aidé par le léger salut qu'il avait fait, l'autre, se croyant seul.

Alors il avait applaudi. Juste un peu, quelques coups dans les mains, autant pour manifester sa présence que pour montrer qu'il avait apprécié. Parce qu'il avait apprécié. Beaucoup.

"Impressionnant." commenta-t-il lorsqu'il fut sûr que l'autre avait remarqué sa présence. "Ca a dû demander beaucoup d'entraînement. Je ne suis pas sûr de pouvoir faire à moitié aussi bien, et pourtant je joue depuis onze ans."

Il ne s'était pas attendu à une telle réaction de la part du pianiste. Vraiment pas. La surprise, il savait qu'elle serait là. Mais après, il s'était attendu à tout sauf à son aisance avec les mots, sa démarche souple et envoûtante, et à la tournure très soignée de ses phrases. Mais tant mieux après tout, se dit-il en chassant l'expression de surprise qui s'était dessinée quelques secondes sur son visage. Certainement assez longtemps pour que Yael, puisque tel était son nom, la remarque. Mais pas assez cependant pour que cela devienne vraiment flagrant.

Yael s'était arrêté à sa hauteur, et ils étaient proches à présent. Peut-être un peu trop proches, pour deux personnes qui venaient de se rencontrer, mais ça, ça ne le gênait pas, Lyas. Ca, il savait faire avec. Et c'est ce qu'il fit. Répondant à la légère courbette de l'autre jeune homme, il se présenta à son tour, la voix claire et bien posée.

"Lyas Nox. Et oui, je joue. Du piano, un peu de guitare, et du violoncelle. Mais je préfère chanter. Et par pitié, ne me vouvoie pas, si tu es dans cette école, c'est qu'on doit avoir le même âge environ."

Chanter ? Oh oui, assurément, il avait une voix de chanteur. Légère, douce et chaude, peut-être un brin aigue pour une voix d'homme, mais elle était masculine quand même. En chantant, il savait aussi bien monter dans les aigues que descendre dans les graves.

Il repoussa d'un geste ample quelques mèches de devant ses yeux, puis les planta dans ceux de Yael, qui semblaient presque lumineux. Les siens devaient être bien moins impressionnants. D'une nuance rare de gris, entre l'argenté et le ciel orageux. Il détailla le jeune homme face à lui et fut obligé de reconnaître qu'il était beau. Très. Et qu'il dégageait un quelque chose d'envoûtant. Intéressant.

"Et qu'est-ce qui t'a poussé à ce solo en plein milieu de la nuit ?" demanda-t-il, autant pour engager la conversation que pour en savoir un peu plus sur son interlocuteur, sans avoir à demander plus précisément. C'est qu'il était flemmard, Lyas.

Les mains à présent enfoncées dans ses poches, Yael avait l'air pensif. Lyas remarqua le sourire qui se dessina sur les lèvres de l'adolescent qui lui faisait face. Il remarqua aussi combien ce sourire seyait au jeune homme. Il remarqua les fossettes qui se creusèrent sur ses joues. Il remarqua combien ses yeux s'illuminaient quand il souriait, ne fut-ce que légèrement. Même mains dans les poches, pour ne pas trop attirer l'attention sur ses gestes peut-être excentriques, il restait incroyablement fascinant pour Lyas, qui se sentait comme aimanté par le jeune homme qui lui faisait face.

Mais visiblement, celui-ci c'était pas de ceux à qui on fait un clin d'œil et susurre un "Tu baises ?" du bout des lèvres. Surpris, Lyas réalisa qu'avant ça, il n'avait même pas pensé à ça. Pourtant, en général, il les observait, les gens, les jugeait du regard, les estimait et les notait. A partir de combien rentraient-ils dans la catégorie "baisable" ? Oh, ça devait avoisiner les soixante quinze. Sur cent. Il était quand même un brin difficile, Lyas. Fronçant légèrement, presque imperceptiblement les sourcils, il chercha à l'estimer aussi, celui-là. Il tenta, mais constata qu'il n'y arrivait pas. Soit. Il ne lui rentrerait pas dans le lard. Pas encore ?

Il sentait la caresse du regard de Yael sur lui, et se surprit à la trouver plus agréable qu'il n'en avait connue depuis longtemps. Bon sang, il avait quoi, ce type là ? C'était quoi son truc pour le rendre aussi mou, le Lyas ? Il cligna plusieurs fois des yeux, puis fit ce qu'il avait appris à faire depuis un moment. Il s'objectiva, et se regarda de loin. Humpf. Il était ridicule. Mieux valait reprendre la situation en main.

Alors, il lui parla des instruments qu'il maîtrisait, et précisa une chose que peu de gens savaient. Il chante, Lyas. Et ça, à Yael, il le lui dit, alors que même Ian ne l'avait pas su. Hum, à y bien songer, il n'y avait qu'Alexis qui savait, mais elle, elle était spéciale. Bon sang, même ses parents ignoraient qu'il chantait. Voilà bien longtemps qu'il ne leur disait plus où il allait, quand il sortait. Il avait pris et payé des cours de chant sans leur en parler. Comment il les avait payés était une autre histoire…

Il termina par une question, parce qu'il se demandait vraiment ce qu'il faisait là, au beau milieu de la nuit, le Yael. C'est vrai, il aurait pu rechercher le paysage féerique du lac la nuit, ou la tranquillité de la forêt. Mais non, il était venu dans cette salle, ou tout un chacun pouvait le surprendre, et ou tout un chacun l'avait d'ailleurs surpris. Yael répondit de sa voix envoûtante. Oui, ça n'était pas facile d'être seul. Ca pouvait conduire à faire des erreurs, ça, il ne le savait que trop bien, Lyas.

Il vit Yael hésiter un peu, baisser les yeux quelques instants. Il perçut son silence comme il aurait perçu le sien. Ne pas trop se dévoiler, même si la tentation est grande. Ca aussi il comprenait, Lyas. Alors il chercha à dire quelque chose, pour ne pas que l'autre étudiant en face de lui se sente obligé de continuer, mais à peine avait-il pris son souffle que Yael reprenait. Ce que lui faisait dans les couloirs ?

"Non, t'es pas indiscret. Je me promenais, juste parce que je suis insomniaque de temps en temps. J'suis passé devant la salle, et j'ai vu de la lumière, alors je suis passé. Mais franchement, je m'attendais pas à ça."

Il glissa ses mains dans les poches de son gilet fétiche, et soupira légèrement.

"Ca m'emmerdait, avant, de pas dormir. Maintenant, j'fais avec."

Il fallait bien… Attention, Lyas, terrain glissant. C'était gratuit, ce petit bout de toi. Réalisant qu'il en avait dit plus qu'il n'en avait l'intention, il se détourna de Yael et fit face au piano, dont il s'approcha. Il retira une de ses mains de sa poche et effleura les touches du bout des doigts, appuyant sur une dans un geste étrangement similaire à celui qu'avait eu Yael avant, alors qu'il était encore seul.

Il se tourna à nouveau vers l'autre jeune homme, faisant voler quelques mèches noires autour de son visage. Celles avec les breloques se balançaient encore autour de son visage, et il esquissa un sourire.

"Tu me joues autre chose ?"

Il jouerait aussi, après. D'abord, il voulait à nouveau s'imprégner du son du piano. Tout le temps qu'il avait passé avec Kyôya, il l'avait passé loin de son piano. Et mine de rien, ça faisait bien six mois. Alors avant, il voulait se replonger dans l'ambiance. C'était beau, le son du piano. Il eut été dommage qu'il le gâche en n'ayant pas réussi à se replonger dedans, à le ressentir comme il l'avait ressenti autrefois.

Lyas sentit ses lèvres s'étirer en un léger sourire. Alors il n'était pas le seul à avoir du mal à trouver le sommeil. Tant mieux, s'ils étaient deux, ils pourraient se retrouver de temps en temps et profiter de la compagnie de l'autre. Parce que celle de Yael était plaisante, même s'il avait du mal à s'expliquer pourquoi. Cela venait peut-être de son aisance, ou de la fluidité de ses mouvements, qu'il avait pu apercevoir quand il s'était dirigé vers lui.

"Tant mieux, au moins ce seront plus des nuits solitaires."

… Même s'il n'en avait connu que peu, mais ça, il n'allait certainement pas le préciser. Parce que si Yael avait une condition spéciale, Lyas, lui, avait tendance à ne passer que peu de nuits seul, avant de venir ici. Que ce soit entre les bras de Kyôya ou bien dans ceux d'un inconnu. C'était arrivé. A y bien repenser, il avait eu une adolescence particulière, à partir de son entrée au lycée, voletant d'un amant à l'autre, en finissant par revenir toujours vers Kyô, qui arrivait toujours à le faire voir des étoiles.

Il avait finit par se rendre compte de ses pensées, et s'était rendu au piano, où il avait eu ce geste si similaire à celui de Yael peu de temps avant, puis lui avait demandé de jouer encore. Il ne l'avait pas vu sourire, mais il l'avait senti s'approcher, de sa démarche qu'il savait si féline. Il ne s'était pas retourné pour le voir arriver, sachant que ses mouvements avaient quelque chose d'envoûtant et d'hypnotisant, presque. Yael s'était installé devant le piano, tout près de Lyas, qui restait face au clavier de l'instrument.

Quelque chose de plus gai ? Soit. Il n'avait rien contre. Il montra son accord en hochant légèrement la tête, soucieux de ne pas troubler la concentration de Yael.

Les premières notes s'élevèrent. Du jazz, nota Lyas. Du bon jazz, vivant, léger. Il observa les mains de Yael sur le piano, ayant toujours trouvé le spectacle fascinant. On pouvait dire qu'il connaissait son instrument, lui. Le morceau l'emportait, lui rappelait des mouvements qu'il avait cru oubliés depuis le temps. Rythme changeant, tantôt ralentissant, accélérant ensuite. Lyas sentit des frissons courir le long de ses bras. Finalement, les mains de Yael quittèrent les touches et virent tapoter le bois de l'instrument.

Le silence semblait lourd, une fois le morceau fini. Lourd, mais pas pesant. Comme encore emprunt de la musique qui avait résonné dans la salle. Il ne dit rien, pas un mot pour complimenter le jeune musicien, mais l'expression de son visage suffisait à montrer qu'il avait énormément apprécié le petit concert rien que pour lui. Et Yael, qui avait levé ses yeux vers lui devait certainement le voir, que sa musique l'avait transporté.

La voix du jeune homme et sa question sortirent notre Lyas de sa rêverie, qui secoua la tête, et esquissa un sourire, reprenant ses esprits. Ce qu'il allait jouer ? Oh, il avait une idée. Le dernier morceau qu'il avait appris à jouer, et à maîtriser.

[Si jamais, le morceau est juste là]

S'installant à la place de Yael, il plaça ses mains sur le clavier, les fixant d'un air encore un peu incertain. Les premiers accords s'élevèrent, légers, peut-être un peu hésitants, puis sa main gauche fit le reste. Légère, elle élevait quelques notes aigues, alors que le même accord était répété en fond pendant un moment. Puis le morceau prenait forme, et Lyas retrouvait son aisance.

Doux, léger, touchant, le morceau était simple, mais l'avait toujours beaucoup touché, depuis la fois où son professeur le lui avait joué. Il s'était juré de le maîtriser un jour, et lors de son dernier cours, il l'avait joué de la même manière qu'il le jouait ce soir, imposant ses émotions derrière les touches du piano. Son professeur avait eu les larmes aux yeux.

Le morceau touchait au bout, et les notes se firent plus douces, plus légères, et finalement, le dernier accord retentit, léger lui aussi, comme si le morceau s'était envolé puis avait disparu.

Rouvrant les yeux, constatant au même moment qu'ils étaient fermés juste le temps du dernier accord, il les releva vers Yael, attendant un quelconque verdict.

HRP : Merci pour les morceaux de FF^^

A la fin de son petit morceau, Yael se tourna vers son compagnon, un énigmatique sourire aux lèvres. Il lut dans le regard du jeune homme que l'instant "jazz" lui avait plu. Le vampire fut ravi que l'autre eut été sensible à cette musique que beaucoup pourrait juger rasoir ou un peu trop pointue pour pouvoir être appréciée. Il suffisait juste de fermer les yeux et de laisser la magie opérer. Il se leva laissant la place à Lyas, d'un petit mouvement du bras il l'invita à le remplacer.

Yael s'accroupit lentement et croisa les mains sur le bord du piano. Il posa son regard sur le visage de Lyas, concentré. Le vampire plissa légèrement les paupières comme pour goûter à cet instant sacré, celui où le musicien se rassemble avant de donner de sa personne pour enchanter son auditoire, faire chanter son instrument et se sentir "entier". Enfin, le jeune mortel se mit à jouer. Yael pencha légèrement la tête comme pour mieux écouter, mieux s'imprégner du morceau. On ne peut se contenter d'entendre de la musique, surtout lorsque c'est un être de chair et de sang qui vous l'offre de bon coeur. Il posa sa main sur l'épaule de Lyas et d'un petit hochement de tête l'encouragea à se lancer.

Les notes au départ un peu hésitantes prirent leur essor. Avec de plus en plus d'assurance. L'humain se faisait le jouet de la musique, un simple focus. Yael ferma doucement les yeux, laissant les mains de Lyas l'emmener comme une vague emporte des langues de sable sur une plage.
Touchant, le morceau que le jeune homme était en train de jouer l'était assurément. Yael avait peut-être et même souvent une attitude froide et austère mais la musique et en particulier le piano faisait tomber ce masque qu'il portait. Ses traits se détendirent au fur et à mesure. Il se mordit la lèvre inférieure pour que ses yeux ne brillent pas de cet éclat grenat qui révèlerait sa véritable nature. Les dernières notes s'élevèrent dans le silence du manoir, semblant mourir presqu'à regrets, avec toute cette mélancolie douce et apaisante qu'elles avaient eu dès les premiers accords.

Yael rouvrit les yeux et regarda Lyas, le regard un peu brillant et une sorte de fine pellicule rosée aux bords des paupières. Il détourna ses prunelles cristallines pour prendre une profonde inspiration avant de reporter son attention sur le jeune homme qui était resté silencieux.

"Mon Dieu Lyas...je ne sais pas quoi te dire. Ton morceau était sublime et n'importe quel commentaire que je profèrerais ne pourrait lui rendre hommage."

Yael se redressa un peu, gardant les mains posées sur le piano, sentant encore dans ses doigts les ultimes vibrations du morceau joué par Lyas. Il pourrait passer la nuit à jouer et à entendre jouer. C'est le genre de choses dont le vampire ne pouvait se lasser. La seule personne avait qui il avait passé ce genre de soirées fut son amant mortel, celui qu'il aimait d'un amour tellement pur que beaucoup aurait jugé comme "désuet". Innocemment, il avança la main vers le visage de son compagnon et écarta une mèche noire ornée de breloques. A ce moment précis, il eut la fugitive impression de se retrouver chez lui, en compagnie de cette personne qu'il avait abandonné bien malgré lui.

"Si on m'avait dit que des personnes aussi semblables que moi étaient dans cet endroit...et moi qui, égoïstement, me croyait seul à pouvoir vivre la musique. Mais qui es-tu Lyas?"

S'il avait hésité avant de se lancer, la main de Yael sur son épaule l'avait grandement aidé à se détendre, et bien que les premières notes fussent encore légèrement hésitantes, il s'était lancé, et le morceau avait décollé. Il avait réussi à le jouer comme s'il ne s'était jamais interrompu, comme s'il l'avait travaillé jour après jour depuis des semaines. Mais cela faisait un moment qu'il n'avait pas touché de piano, et une fois le silence revenu dans la pièce, il laissa échapper un léger soupir de soulagement.

Il avait beaucoup craint ses retrouvailles avec l'instrument, mais elles s'étaient finalement très bien déroulées. Peut-être était-ce dû au fait qu'il jouait pour quelqu'un, et pas pour lui, et aussi parce que ce quelqu'un était clairement passionné.

Le morceau terminé, il avait tourné ses yeux vers Yael, attendant un quelconque verdict de la part du jeune homme face à lui. Lequel avait croisé son regard, avec une émotion indescriptible qu'il ne reconnaissait pas au fond des yeux. Il avait eu un peu peur de se relancer, mais ce que son vis-à-vis lui dit fit s'envoler tous ses doutes et toutes ses hésitations qui demeuraient encore.

… Sublime ?

Il sentit ses lèvres s'étirer en un sourire simple, un sourire ému, comme il n'en avait pas eu depuis longtemps. D'habitude, ses sourires étaient ironiques, ou légèrement hautains, avec toujours un sous-entendu de défi et de provocation. Même avec Alexis, ils avaient fini par devenir ces faux sourires sans joie. Et voilà qu'il retrouvait son sourire d'enfance grâce à un type qu'il connaissait à peine.

Il vit Yael se redresser un peu, puis avancer sa main dans sa direction, pour repousser une longue mèche de devant son visage. Il le laissa faire, sans broncher, ayant toujours apprécié que l'on accorde de l'attention à ses cheveux. Il n'avait pas rougi ni détourné les yeux, ni rien. Pas même un petit air gêné, et aucune arrière-pensée. Bien sûr, il y avait cru, au début, qu'il l'embrasserait, mais lorsque la main quitta ses cheveux, il ne se sentit pas déçu pour autant.

Qui il était ? Il sentit un de ses sourires à lui, qui le caractérisaient tant se dessiner malgré lui sur ses lèvres. Un sourire amusé, peut-être un brin ironique.

"Qui je suis ? Bof, pas grand-chose. Un amateur…"

Il avait regardé au loin, un espace vide entre Yael et le piano. Oui, un simple amateur de musique, capable de jouer plutôt bien quand il en avait envie, magnifiquement bien quand il s'en donnait la peine. Mais ça n'était pas sur commande, il ne jouait que quand il en avait envie, et ne se forçait jamais. Il ne se forçait jamais à rien.

"Un type un peu con, avec une drôle d'histoire."

Oui, ça le résumait bien. Con, parce qu'il en avait fait, des bourdes dans le passé. Et sa drôle d'histoire, elle avait commencé un premier avril, et n'avait jamais semblé devenir sérieuse. Alors pourquoi maintenant ressentait-il ce lien avec la musique, et quelque part, avec Yael aussi ? Yael, qu'il connaissait à peine, et à qui il avait montré une partie de son âme au travers du morceau.

Il avait dit que son histoire n'était pas grand-chose, c'était vrai. Et c'était le cas, en tous cas, c'était comme ça qu'il le ressentait. Sa vie n'était pas palpitante, ni rien. Mais sa remarque avait fait sourire Yael, qui s'était levé et avait amené une chaise pour s'installer face à lui, de manière digne et élégante. Il avait plongé ses yeux si incroyables dans ceux de Lyas, et lui avait demandé de lui raconter son histoire. Et il avait bien fait les choses, parce que l'intonation de sa voix, alors qu'il lui faisait cette demande, l'incitait à se laisser aller, à lui raconter sa vie, à ce type dont il ne connaissait que le nom.

Et histoire d'en rajouter une couche, il avait précisé qu'après, ça serait lui qui lui raconterait la sienne, d'histoire, piquant ainsi l'intérêt de Lyas au vif. Il semblait toujours hésitant, le plus petit des deux. Il le vit se caler confortablement contre le dossier de sa chaise, puis il reprit la parole, et ce qu'il dit finit de convaincre Lyas. D'accord, il lui raconterait son histoire dénuée de sens et d'intérêt. D'accord. Mais juste parce qu'il avait envie de connaître la sienne. Et pour une fois, il se sentait un peu dépassé, Lyas.

"Rah, d'accord, c'est bon…"

Ce ne fut qu'un murmure, mais s'il avait fait semblant de râler, on voyait à son sourire qu'il était plus amusé que vraiment agacé, même si quelque part, ça l'ennuyait un peu de raconter son passé. Il s'installa en tailleur sur l'espèce de banc rembourré qui faisait face au piano, s'installant de manière à pouvoir regarder son interlocuteur dans les yeux quand il lui parlait.

"Si je suis là, c'est parce que mes parents m'ont surpris avec quelqu'un de disons pas trop trop fréquentable… J'ai commencé à le fréquenter y'a un bon moment, mais on s'aimait pas. En fait, je pouvais même pas le voir."

Oui, oui. "Le" fréquenter. Il n'avait pas honte de n'aimer que les garçons, Lyas, loin de là. Et si ça mettait les autres mal à l'aise, tant pis pour eux. Lui, il assumait, et eux avaient du mal, ils n'avaient qu'à dégager. Mais il ne pouvait pas savoir, Lyas que Yael lui aussi préfère les garçons, et donc il esquissa un sourire en voyant que ça ne semblait pas plus déranger le jeune homme que ça.

"Avant d'entrer au lycée, j'étais toujours seul avec une fille, Alexis, et bah, c'est une amie que je connais depuis la maternelle, donc on est plutôt proches… Au collège, on a finalement permis à deux personnes d'entrer dans notre bulle. Ian et Roby. Elle, elle en pinçait pour Roby, qui craquait littéralement sur elle, et moi, j'avais un faible pour Ian."

Il soupira en se souvenant de ça. Ca lui semblait bien lointain, d'un coup. Il bougea un peu sur le banc, et remit une longue mèche noire derrière son oreille, puis reprit son souffle et continua.

"Bref. Je me suis finalement mis avec Ian et elle avec Roby, mais… Au bout d'un moment, il a commencé à plus être intéressant. Il faisait le chienchien, j'étais capable d'anticiper chacune de ses réactions, il devenait collant, et… Bon. J'ai profité de notre entrée dans différents lycées pour rompre. Voilà."

Il ne semblait pas regretter ses actes le moins du monde, ne se rendant pas compte que si Ian s'était tellement accroché à lui, c'était parce qu'il était amoureux, lui. Il avait pensé l'être, Lyas, mais au bout d'un moment, il s'était lassé, c'était aussi simple que ça. Mais il n'en avait pas vraiment conscience, de ce problème là.

"Alexis a continué à voir Roby, et comme ils étaient pas dans le même lycée, elle profitait de tout son temps libre pour le voir. Alors au début, je suivais, parce que j'aime bien Roby aussi, mais au bout d'un moment, j'ai eu envie de faire autre chose que de tenir la chandelle et de les regarder roucouler. Et c'est là que j'ai rencontré Kyôya."

Une expression indéchiffrable au visage alors qu'il mentionnait le nom du jeune homme, comme une espèce d'amusement hautain.

"Un sale type, Kyôya. On s'est rencontrés quand il a voulu me racketter. Mais bon, je suis pas riche, alors il a dit que je devrais le dédommager autrement. J'suis pas con, alors j'ai tout de suite compris de quoi il voulait parler. Et comme il avait sa main sur ma gorge, et qu'il est pas moche, faut dire ce qui est, bah j'ai accepté."

Un sourire bien ironique aux lèvres, et il glissa ses mains dans la poche de son gilet, en cambrant le dos pour s'étirer.

"C'était vraiment un enfoiré, mais putain, qu'est-ce que c'était bon avec lui..."

Non toujours pas gêné. Ni par le juron, ni par le fait de parler aussi librement de sa vie sexuelle avec un type dont il ne connaît rien. Après tout, ce qui est fait est fait, et comme dit, il l'assume, alors bon…

"On s'est revus plusieurs fois, et à chaque fois, on couchait ensemble, parce qu'il n'y avait que ça qu'on aimait chez l'autre. Mais à cette époque, y'avait pas que lui. Je sortait pas mal, et je passais souvent la nuit chez des inconnus, que je ne revoyais jamais. C'était le seul vers qui je revenais. Pas que je me sois attaché à lui ni rien. Juste que comparé à lui, les autres étaient fades. Y'avait que lui pour m'emmener toucher les étoiles."

Un sourire amusé à la formulation un peu fleur bleue. Mais c'était celle qui collait le mieux. Parce qu'il voyait vraiment des étoiles quand il couchait avec Kyô.

"Et puis mes parents m'ont surpris en pleine action avec lui, ont pas aimé parce qu'il était assez connu dans le quartier pour ses conneries, et puis que comme il avait vingt trois ans et moi dix-sept, y'avait détournement de mineur, tout ça. Donc ils m'ont envoyé ici, en pensant que si j'étais avec lui c'était parce que j'étais amoureux et que je risquais de mal tourner. Et va expliquer à tes parents, que d'une, t'es homo, que de deux, tu t'es tapé en six mois plus de gens que eux dans leur vie, et que de trois, ce mec là, avec qui ils t'ont surpris, tu le méprises plus qu'autre chose. J'ai serré les dents, et me voilà. Fin."

Il avait retiré les mains des poches de son gilet, et les avait placées derrière lui, prenant appui dessus, une jambe toujours repliée sous lui et l'autre passée de l'autre côté du banc, presque comme s'il était à califourchon. Il avait toujours ce sourire un peu ironique aux lèvres, tout le temps qu'avait duré son histoire, et il fixait Yael, une expression mi provocatrice, mi défiante sur le visage.

"Tu as des questions avant de commencer à me raconter la tienne, d'histoire ?"

Si Lyas parlait comme si c'était la première fois qu'il racontait son histoire, c'était tout simplement parce que c'était le cas. Bien sûr, Alexis connaissait tout de sa vie, mais c'était différent. Elle, elle l'avait vécu à ses côtés. Il n'avait jamais eu à lui raconter grand-chose. De toutes façons, elle avait une sorte d'instinct qui lui faisait tout deviner sans qu'il ait besoin de lui faire un rapport. C'était pratique. Même si gênant quand il voulait qu'elle ne se rende pas compte qu'il venait de voir Kyôya.

Quand il eut fini son récit, il aperçut Yael hocher la tête pour le remercier en silence, et un sourire se dessina sur les lèvres de Lyas. Finalement, le vampire pencha la tête sur le côté pour lui dire qu'il n'avait pas de questions à lui poser. Ca voulait certainement dire qu'il avait été assez complet, et que donc il n'y avait rien à ajouter. Ou alors Yael s'en foutait, mais ça, il en doutait, parce que c'était lui qui avait demandé à ce qu'il raconte son histoire, donc c'eut été… singulier.

Lyas sourit quand Yael le remercia, mais ne jugea pas utile d'entamer une séance de politesses. Non, il n'appréciait pas vraiment de raconter sa vie, mais c'était surtout parce qu'il n'en avait pas l'habitude. Au final, il n'avait pas trouvé ça si déplaisant que ça. Et puis Yael pinça les lèvres un moment, avant de commencer à raconter la sienne, d'histoire.

Une vie de château, presque, en somme. Avec non pas une princesse, mais un prince charmant. Lyas retint un sourire, comprenant pourquoi Yael n'avait pas cillé en apprenant que lui préférait les garçons. Et puis, qui sait ? Peut-être cette information lui serait-elle utile un jour ? Après tout, le jeune homme qu'il avait en face de lui était tout à fait charmant. Et son type, en plus. Alors pourquoi se priver ? Se faisant la promesse silencieuse de se renseigner un jour sur ses disponibilités.

Yael termina son récit par une phrase plutôt mystérieuse, et qui intrigua Lyas.

"Les enfants de la Lune et ceux du Soleil ? C'est quoi cette histoire ?"